Line-up sur cet Album
Guillaume Galaup – Tout ! Guest – Kariti – Chant sur 3.
Style:
(Post ?) Black metalDate de sortie:
05 juillet 2024Label:
Autoproduction (CD + digital) / Frozen Records (vinyle)Note du SoilChroniqueur (Vince le Souriant) : 8.5/10
« Il est doux, quand sur la vaste mer, les vents soulèvent les flots, de contempler depuis la terre les rudes épreuves d’autrui ; non que l’on trouve grand plaisir aux tourments de personne, mais parce qu’il est doux de voir les maux auxquels soi-même on échappe. ». (Lucrèce, De la nature, II, 1-13).
Ils ne sont pas nombreux, ceux qui sont descendus aux Enfers et qui en sont remontés. Parmi eux, Hercule, qui ramena Cerbère, le chien à trois têtes, Orphée, parti chercher Eurydice, sa bien-aimée, Enée, devant qui le destin se dévoile, et enfin Guillaume Galaup, l’homme du flou. Avec lui, ni pseudo, ni masques, juste une sincérité nue, à fleur de peau. Et pourtant, le musicien s’y entend pour brouiller aussi bien les pistes que le son des guitares. Du Black Metal, dont il se réclame, il a évacué tous les codes. Militant ancré à gauche, héraut de communautés que d’aucuns voudraient invisibles, défenseur de Naël abattu par la police, il détonne dans un paysage musical dont les orientations politiques sont souvent à l’exact opposé des siennes. Avec « Liernes« , deuxième album de Limbes, projet autrefois connu sous le nom de Blurr Thrower (littéralement « jeteur de flou »), l’homme reprend l’ouvrage là où il l’avait laissé au sortir du premier opus « Écluse« , paru en janvier 2023. Si ce premier volet était une tempête faisant de l’auditeur un bateau démâté, « Liernes » lui permettra-t-il d’accoster, enfin ? Rien n’est moins sûr.
C’est pourtant dans une sérénité ouatée que débute le premier acte, « Pied de pilori », sorte de longue plainte dépressive qui est, osons le dire, assez caractéristique de la scène Nantaise. Mais comparaison n’est pas raison, et ce « Pied de pilori » mérite amplement que l’on pousse plus loin l’analyse. Il est ici utile de rappeler au lecteur que le pilori, c’est cette structure en bois, servant à immobiliser les repris de justice en leur enserrant le cou et les poignets, laissant aux badauds libre court pour leur jeter fruits pourris, crachats et autres ordures. Voilà pour la partie haute. Or c’est ici du pied dont il est question. L’artiste, dans son désarroi, jugerait il le pilori encore trop bon pour lui, se considérant plus digne de choir à sa base, là où atterrissent les trognons ? Le début du titre est, nous l’avons dit, marqué par une certaine sérénité. Après tout, quand tout a foiré, pourquoi s’en faire ? Le rythme est chaloupé, presque chorégraphique. C’est le réveil après une anesthésie, les sens et l’esprit reviennent, émergent. Petit à petit, la brume se dissipe et, à 4’52, l’étourdissement prend fin, remplacé par une angoisse lancinante, si intense que pour un peu elle boufferait le monde. Ce qui sort à cet instant du fragile Guillaume au visage si doux n’a plus rien d’humain. Ce n’est pas un chant, c’est un mugissement terrifiant, celui de Charon, le nocher des Enfers, assommant à coups de rame les morts sans obole qui, tentant de monter dans la barque, menacent de la faire chavirer.
Dans une transition parfaite débutent « Les côtes à l’unisson ». Les côtes ? Oui, celles sur lesquelles semblent s’être échouée la barque. La lutte a été rude, et a eu momentanément raison du pilote. Le titre est lui aussi construit en trois temps : un éveil cotonneux, un rappel du thème musical de « Pied de pilori », puis un nouveau déchaînement de trouille immonde, dans lequel les côtes de l’auditeur ne peuvent que se soulever à l’unisson, tant sa respiration, à l’image du rythme, s’emballe.
Césure, cette fois, avec le troisième titre, « Buffet Frigide », dont la basse ronflante annonce tout de suite le changement de décor. Percussions variées, cymbales à 360°, voix féminine grave et psalmodiée, nous voilà maintenant dans un Orient fantasmé, celui de Gustave Moreau ou de Nerval, où des hétaïres richement ornées répandent des parfums lourds et entêtants. Partout, des mets recouverts de miel et des fruits jamais vus. Et devinez quelle viande sera servie aux convives ? Adorée/dévorée au cours d’un rite sacrificiel, cette chair froide qui ne peut plus jouir, mais ne se prive pas de crier, encore et encore, à chaque coup de dent, à chaque coup de langue. L’artiste russe Kariti et Guillaume, dévoreuse et dévoré, se répondent sur ce morceau halluciné et apocalyptique, au sens premier du terme. C’est une révélation éblouissante quoique macabre, qui débouche sur le quatrième et dernier morceau, le seul qui ne sera pas avalé : « Aulnes & Poussières ».
Arrêtons nous d’abord sur le titre : l’aulne, c’est cet arbre de nos campagnes, qui aime pousser les pieds dans l’eau et dont le bois, versatile, se prête aussi bien à la lutherie qu’au chauffage, grâce à la forte chaleur qu’il dégage en brûlant. Il est parfois appelé ‘vergne’, et de « vergnes » à « liernes », il y a une ressemblance phonétique qu’il serait tentant d’exploiter. Mais non, le choix de ce mot réside probablement ailleurs, dans le lien à la littérature. Dans un poème de 1782, « Le Roi des Aulnes », le poète allemand Goethe fait le récit d’une chevauchée nocturne en forêt, lors d’une nuit orageuse. Sur le cheval, un jeune garçon et son père. Le garçon croit distinguer parmi les ombres une créature maléfique, le Roi des Aulnes, qui l’appelle. Le père ne voit rien et tente de rassurer son fils, mais l’apparition se fait de plus en plus menaçante, jusqu’à saisir l’enfant. Au terme du voyage, le garçon n’est plus. Non seulement, l’écoute de la piste se prête magnifiquement bien à la lecture du poème, mais surtout, si la perte, le deuil, les regrets avaient une bande-son, ses nappes de synthé à faire pleurer les pierres en feraient une candidate idéale. Quant à la poussière, c’est bien sûr « La Genèse » (3, 19) : « Souviens toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière. ». Bref, la mort. La mort partout, qui surgit malgré les alertes que la crainte qu’elle inspire nous a fait lancer.
Brouilleur de pistes hors pair, le sieur Galaup a donné à son album un nom qui fait écho à l’album de Blurr Thrower : « Les Voûtes« . En effet, les liernes sont ces nervures de pierre qui constituent le dessin principal de certaines voûtes gothiques (Ici, le rédacteur de cette chronique vous invite à vous en remettre à votre moteur de recherche préféré ; une illustration vaudra mieux qu’une explication fumeuse). Eh bien en fait de lignes de force, on a bien l’impression qu’elles n’ont pas tenu, et que ces fameuses voûtes, on les a prises sur le coin de la tronche. Toutefois, si l’album semble narrer un désastre, c’est un désastre éminemment construit. Si l’artwork, signé Dehn Sora, est particulièrement soigné, l’architecture de l’œuvre l’est tout autant.
En quatre titres, tous superbement ciselés, Guillaume superpose les couches sonores, les textures, les émotions. Véritable bathyscaphe humain, c’est à une exploration des profondeurs que nous convie le musicien, dans un album où le retour à la surface n’est à aucun moment acquis.
Et ça, chers lecteurs, ça s’appelle de l’art.
Tracklist :
Pied de pilori (11:19)
Les côtes à l’unisson (6:44)
Buffet frigide (11:54)
Aulnes & poussières (10:45)
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